Tuesday, October 25, 2005

Le Vendredi 24 octobre, il est 04:56 du matin :

"Qu’est ce que la musique ? Non, plutôt, qu’est-ce qu’une chanson (parce qu’il faut bien s’avouer que ce n’est pas pareil) ? C’est un petit trou de serrure sur lequel l’auditeur plaque son œil . Pour satisfaire son plaisir, un spectacle se déroule sous ses yeux, il peut rester des heures à le regarder en fantasmant que la porte va s’ouvrir. Tout le monde connaît ses maisons, celles dans lesquels on aime flirter avec les murs, parce qu’on sait que ce qui se trouve derrière correspondra à nos attentes. Quand dans mes moments de lucidité, je m’observe et j’observe les autres, je comprends que nous avons érigé ça comme un mode de vie ici à Londres. Tout n’est que chansons, nous sommes tous des chansons. Nous ignorons notre conscience car nous ne pouvons pas la supporter. Londres fonctionne ainsi, ses artères bercent les nuits de chansons depuis quarante ans, sur la sono des pubs, j’ai toujours l’impression d’entendre une de mes compilations persos et si ce n’est pas le cas, je sors ma guitare de son étui. et je la joue.





Et c’est vrai que dans cet environnement, je suis plus prolifique que jamais. Le carrousel et sa musique vont de plus en plus vite, tous les soirs nous jouons, passés les premiers engagements, nous nous sommes retrouvés dans des petits pubs, et puis nous nous sommes fait remarquer encore et encore, de premières parties en affiches de salles lugubres. Une semaine s’est écoulée ou beaucoup plus, je n’en sais rien, je préfère oublier, je suis une chanson. Je ne retiens rien. Je suis le même. J’ai de l’esprit pendant 2 minutes 30 et ensuite, je recommence. Je suis brillant. Les gens m’embrassent. Je suis beau quand je pleure. Alors je n’ai rien d’humain. Je suis autre. Les anglais aiment la débauche alors les Narcisses leur en donnent. Je n’aurai jamais vraiment cru y prendre plaisir. D’ailleurs, ce n’est pas le cas 50% du temps. Les autres 50%, je suis en sueur, torse nu, agrippé par une guitare, je bois pour avoir de l’énergie et quand l’instrument n’est plus là, quand on me l’a enlevé pour le débrancher et laisser la place au groupe suivant, je titube, j’oublie mon existence, ma tête tourne si vite que je m’accroche à la première jeune fille qui croise mon regard et je la garde jusqu’à la fin de la nuit. J’ignore leur excuse, mais les autres garçons et filles font pareil. A aucun moment, plus jeune ou plus tôt dans la soirée, je n’ai voulu que ça arrive. Simplement, ce sont les évènements qui se déroulent. Le monde réel ne me manque pas. Camille me manque. J’aurai cru pouvoir passer ma vie entière dans ses bras, à ne rien craindre, à l’aimer, aujourd’hui je voudrai pouvoir jouer ma musique rien que pour elle, lui susurrer les mots qui ne parlent qu’à elle ;elle a disparu, elle a explosé dans l’air, moi je n’ai plus que mes chansons, tout ce qui reste d’elle, tout ces portraits que je veux jouer si fort qu’elle puisse prendre vie à nouveau et apparaître devant moi, sur scène, en chair et en os, faisant ainsi disparaître les milliers de spectateurs inconnus dont elle prendrait la place.

Je sais bien que ça n’arrivera pas et, comme des milliards de personnes qui se lèvent chaque matin, je fais semblant pour avoir la force de continuer. Les comportements de ce genre, je les repèrent tellement facilement. La nuit dernière, j’avais gardé assez de lucidité pour prendre conscience de la tristesse de ceux qui m’entouraient quand les regards ont commencés à se croiser, quand les mots sont devenus poésie et que les mains se frôlaient, touchaient une épaule, une bouche, des cuisses. Tristan embrassaient une anglaise couverte de taches de rousseur qu’on avait rencontré à la fin de notre set acoustique dans le métro le soir même vers 19 heures et à ce moment-là, j’ai compris que c’était le constat d’un double échec. Enfin, nous, lui, eux, moi, ils, elle, c’est-à-dire Les Narcisses, passions aux aveux : ces baisers lancés à la curiosité criaient que nous avions perdu tout espoir en l’existence d’une âme sœur et que nous étions incapable de changer le monde. D’ailleurs, une nuit a passée, et c’est toujours le cas (comme en suis-je venu à utiliser de l’imparfait ? le contenu fait sens, peut-être). L’on en revient au début, puisque c’est le sens des chansons. Elles existent pour rendre beau le fait que l’amour n’existe pas et pour nous faire oublier le reste. Les restes. Nos vies ne sont rien comparés à ces soi-disant restes. Les restes sont tout. 6 milliards d’êtres humains, une bonne part qui souffre le martyre, qui meurt de fin, de maladies, et qui meurt tout court. Aucune chanson (devrai-je précise, aucune bonne chanson) ne peut parler de ces restes. J’ai pourtant essayé. Une chanson élude, une chanson ferme les yeux et oublie. Alors que faire ? L’horreur existe, sur cette terre, elle est même majoritaire. Faut-il oublier ? Faut-il en avoir conscience ? Parce que non, c’est une certitude, nous ne pouvons rien y faire. Qu’est-ce qui est le mieux ? Savoir sans pouvoir ou espérer pouvoir sans savoir. Je n’en sais rien, je suis une chanson, je ferme les yeux et oublie. "

Extrait des répétitions du Manuel de Cristallographie

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